dimanche 10 janvier 2016

D'autres écoles pour former les soignants - par Marc Zaffran

(Ce texte est extrait de Le patient et le médecin, Presses Universitaires de Montréal, 2014) 

***

J’ai fait un rêve

A la fin de mes études, j’ai été interne, pendant deux périodes successives de six mois chacune, dans deux services contigus de médecine. L’un s’occupait plutôt d’affections cardiaques, l’autre plutôt d’affections digestives, mais comme il s’agissait d’un hôpital régional, les patients étaient reçus à mesure qu’ils entraient, et on les soignait pour ce qu’ils avaient. La diversité des situations, la polyvalence des médecins et des infirmières, mais aussi leur capacité à travailler ensemble (certains se connaissaient depuis vingt ans) faisait plaisir à voir. Les chefs de service (un homme dans l’un, une femme dans l’autre) ne se voyaient pas (et ne se comportaient pas) comme des patrons, mais comme des capitaines d’équipe. L’une des infirmières du service m’avait eu comme stagiaire infirmier quelques années plus tôt. Lorsque je suis devenu interne dans le service dont elle était la surveillante, elle m’a accueilli avec un grand sourire en me disant : « Une des filles est en congé de maladie. Tu veux bien faire les prises de sang pendant que tu fais ta visite ? » Sans réfléchir, j’ai immédiatement répondu oui. Elle a éclaté de rire en me disant qu’elle blaguait. Moi, j’étais très sérieux. J’avais vu des internes américains faire des prises de sang, poser des perfusions, faire des prélèvements. Ils n’allaient pas les ajouter aux infirmières, déjà surchargées.
J’ai dit à ma surveillante : « On fait le même travail, de toute manière. » Je le pensais et je le pense toujours.
Il n’y a pas de discontinuité entre ce que font les professionnel.les du corps infirmier et du corps médical. Les membres des deux professions sont en contact direct avec le corps des patients. Les uns et les autres font des diagnostics, décident de conduites à tenir, assurent la surveillance, procèdent à des gestes invasifs ou réparateurs.
Ce sont des professions différentes, direz-vous. Certes, mais en quoi ? Et pourquoi ?
La différence ne tient pas aux gestes – fondamentalement ce sont les mêmes, et certains gestes très spécialisés peuvent parfaitement être pratiqués par des infirmières, comme c’est le cas dans d’autres pays que la France.
Elle ne tient pas non plus au savoir ou aux capacités intellectuelles. Les infirmières chevronnées en savent beaucoup plus et sont souvent bien plus intelligentes – et bien plus soignantes – que les jeunes médecins qu’elles forment… et que certains vieux médecins. Yvonne Lagneau, la surveillante du service des IVG où j’ai pratiqué pendant quinze ans, aurait parfaitement pu pratiquer les IVG elle-même si elle en avait eu l’autorisation. Elle connaissait non seulement les moindres gestes, mais savait aussi très bien lire sur le visage et dans les soupirs des femmes. C’était une soignante accomplie, l’une des meilleures que j’aie rencontrées.
La différence entre la profession infirmière et la profession médicale ne tient pas aux compétences de leurs membres respectifs, mais uniquement à la différence de statut. Cette différence a longtemps été associée au genre – les hommes devenaient médecins, les femmes infirmières – mais ce n’est plus vrai : il y a aujourd’hui plus de futures médecin femmes que d’hommes. Non, la différence est, à l’heure actuelle, purement et simplement, une différence de classe.
Les médecins (femmes et hommes) continuent à être issus des classes les plus favorisées. Les infirmiers et infirmières, les sages-femmes (qui en savent souvent plus que les obstétriciens), les orthophonistes (qui en savent souvent plus que les neurologues) viennent plutôt de classes sociales qui ne peuvent pas financer de longues études à leurs enfants.
Le jour où j’ai pris conscience de cette distinction arbitraire, qui tend à s’estomper dans les pays plus égalitaires  - ceux où on forme des infirmières cliniciennes et où les sages-femmes deviennent docteure en bioéthique – mais qui persiste dans les pays où les soins sont les plus hiérarchiser, j’ai fait un rêve.
C’est un rêve ambitieux. Je n’en trace ici que les grandes lignes, car je ne suis pas architecte. Je me contenterai de lancer des idées simples, mais praticables, à taille humaine, en m’inspirant du travail accompli dans des pays riches comme dans des pays où on manque de tout et des idées modestes, mais élégantes et vivaces, énoncées par le britannique E. F. Schumacher dans Small Is Beautiful: Une société à la mesure de l’homme (1973).
La France a besoin de soignants, ses facultés de médecine préfèrent former des Docteurs. Il semble hors de question de changer la mentalité d’institutions aussi archaïques. Alors, il faut nous en passer. Et, plutôt que de chercher à changer le système par le haut, le faire changer en partant du terrain, en élaborant de nouvelles manières de délivrer des soins, à l’échelle des besoins communautaires.
Imaginons de nouvelles écoles. Des écoles de soignants. Elles ne seraient pas téléguidées depuis la capitale, mais fondées et financées solidairement par les collectivités – régions, départements, communes – et par les entreprises locales.
Dans ces écoles, on formerait des soignants de première ligne, voués à prodiguer des soins de premier recours, à diffuser l’information sanitaire, à assurer les mesures de prévention seraient invités à s’y engager.
Leur formation serait financée par le biais de contrats communautaires : ils auraient la perspective, une fois formés, d’être les salariés d’un département ou d’une ville de leur région. Ils sauraient dès le début qu’ils vont travailler dans leur communauté, pour la population dont ils sont issus.
Pour se familiariser avec la réalité quotidienne des soins, ils passeraient un an au moins à travailler comme aide-soignants hospitaliers, auxiliaires de puéricultures, aides à domicile. A l’issue de cette première période, ils réévalueraient leur décision de devenir soignants, au vu des appréciations des patients, de leurs superviseurs, de leurs camarades et de leur propre expérience.
Ceux et celles qui se révèleraient trop peu empathiques ou trop pervers  – bref, incapables de tirer du plaisir du soin au quotidien – se verraient invités à se réorienter.
Ceux qui seraient convaincus de (et encouragés à) vouloir soigner s’engageraient dans la formation infirmière, apprendraient à panser et penser les soins au jour le jour, à faire du dépistage et des diagnostics courants, à délivrer du conseil contraceptif et de l’éducation sanitaire. Après avoir tous reçu la même formation initiale, ils iraient exercer leur métier de soignant de proximité. Au bout de deux ou trois ans ils pourraient décider de reprendre leur formation, pour devenir infirmier.e spécialisé.e, sage-femme, médecin de famille, chirurgien.ne, psychothérapeute, orthophoniste, physiothérapeute – ou devenir cadre, chercheur en épidémiologie, responsables de plans de santé communautaires, etc. Le salaire, fixé par la collectivité, serait identique pour toutes les professions de santé et toutes les spécialités et n’augmenteraidt qu’avec l’ancienneté. Ce serait un salaire confortable, équilibré par des horaires de travail compatibles avec une vie de famille mais aussi avec la possibilité de continuer à se former. Ceux qui opteraient pour une spécialisation ne le feraient pas pour obtenir un meilleur statut –tout le monde aurait un statut équivalent - mais parce que cela correspondrait à leurs aspirations, à leurs capacités, à leurs découvertes, à leur désir d’évoluer.
Dans ces écoles, on ne formerait pas de futures élites, mais des alliés des patients. Des professionnels polyvalents, qui travailleraient ensemble, en réseaux fluides et inventeraient sur le terrain de nouvelles manières d’assurer les soins, d’utiliser les ressources disponibles et de compenser les lacunes.
Dans ces écoles de rêve, pendant la formation intiale et la formation spécialisée, l’enseignement serait assuré collégialement par des professionnels de tous les champs du soin, des sciences humaines, des arts et de tous les domaines utiles au soin – ainsi que par des patients. Cette collégialité assurerait que la formation repose sur le partage des savoirs et répond aux besoins de la collectivité – les patients seraient là pour le vérifier.
Les soignants auraient tous le même statut – soignant communautaire ; la même fonction : délivrer des soins équitables ; le même objectif : œuvrer à une plus grande justice sociale par l’amélioration de la santé des citoyens. Ils assureraient le recueil et la diffusion des informations sanitaires nécessaires au maintien de la santé dans la communauté et par la mise en œuvre d’un savoir multidisciplinaire, feraient barrage à la désinformation commerciale et industrielle. Leur réflexion éthique ne se limiterait pas à la santé, elle porterait – comme cela devrait être le cas – sur tous les aspects de la vie dans la cité.
Leur réseau s’étendrait sur tout le territoire de leur région d’apparenance et serait connecté au réseau des régions limitrophes. Ce serait une « toile » humaine.
Une toile d’humanité.
Bien sûr, de par leur statut et leurs responsabilités, ces soignants ne seraient pas à l’abri des transgressions et de la tentation d’user de leur aura. Mais l’équivalence des statuts et l’horizontalité des relations réduirait beaucoup ce risque ; la possibilité de passer d’une profession, d’une spécialité à une autre, leur éviterait de s’épuiser dans une fonction, ou de s’y ennuyer.
Ils seraient tous, à égalité, allié.e, héraut, champion des patients, qu’ils accompagneraient et soutiendraient grâce au réseau qu’ils auraient contribué à tisser.
C’est un rêve, j’en suis bien conscient. Mais regardez vos écrans, cliquez sur les liens et vous verrez, partout sur la planète, dans des pays pauvres et des pays riches, que des bouts de ce rêve existent et fonctionnent déjà, ici et là. Pourquoi ne pas essayer de les reproduire et de les tisser ? 
Nous sommes tous des patients, c’est à nous de dire de quels soignants nous avons besoin. Alignons, ensemble, bout à bout, les idées, les songes, les fragments d’ADN qui nous aideront à engendrer les soignants de demain.


Tourmens, 1973 – Montréal, 2014

2 commentaires:

  1. Merci de me faire rêver....mais hélas formatrice dans un Institut en Soins Infirmiers à Paris depuis 14 ans, ma réalité est très loin de votre rêve. les étudiants que je forme relatent tous la même chose, pourquoi un tel écart entre la théorie enseignée et la pratique au lit du malade, pourquoi les institutions soignantes sont-elles si peu en accord avec une éthique soignante ? pourquoi la théorie de "l'humanitude" de Gineste et Marescotti qui prône des moyens simples (non coûteux) et efficaces pour prendre en soins les personnes âgées démentes (ou non)n'est pas depuis 20 ans mieux enseignée et pratiquée ?
    Pourquoi le nouveau référentiel du cursus infirmier mis en oeuvre en septembre 2009 (juste après avoir été publié pendant l'été au journal officiel...)ne tient pas compte de la réalité soignante et au contraire s'est emparé de certains outils (déjà inappropriés) de la formation des médecins ? (Cj Jaddo "je voulais être dresseuse d'ours" lorsqu'elle parle de l'intérêt du portfolio en stage....) au lieu de consulter les formateurs dans les IFSIs et les associations d'étudiants, ainsi que de nouveaux diplômés, pour élaborer un programme qui sans être parfait (la perfection étant source d'ennui, à éviter) pouvait être revu et réaménagé. Mais bon continuons à rêver quand même sans quoi le désespoir nous guetterait et nous inciterait à jeter l'éponge...alors que former de futurs soignants est une activité passionnante et riche de moments partagés entre huamins de bonne volonté....

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont modérés. Tous les commentaires constructifs seront publiés. Les commentaires franchement hostiles ou désagréables ne le seront pas.